JUIN 1943

             

            Le tramway cahotait sur les rails en grinçant de toutes ses jointures de métal. C’était dimanche. Dans Berlin, les gens flânaient, tentant d’oublier la guerre. Castel était assis sur le dernier banc de bois du wagon et rentrait au camp. Il avait passé la journée à traîner en ville, profitant de son unique jour de repos.

            En face de lui, un type obèse lisait une des pages à la typographie serrée du Völkischer Beobachter. Le tram s’enfonçait à présent dans la banlieue, sillonnant à vive allure les rues aux murs couverts d’affiches appelant au soutien de l’effort de guerre du Reich. Peu à peu, au fil des arrêts, le tram s’était vidé. Castel descendit au terminus et poursuivit son chemin à pied, jusqu’au camp où étaient logés les STO.

            Il montra son Ausweis au garde qui était en faction à l’entrée, puis remonta l’alignement des baraques, pour regagner la sienne. Il déposa sur son châlit ses achats de l’après-midi : quelques boîtes de conserve, un ou deux paquets de cigarettes et, miracle, une tablette de chocolat fourré. Il l’avait acquise au marché noir, troquant en sus du prix une montre que sa mère lui avait expédiée de France.

            Dans la chambrée, les STO lisaient, rêvassaient ou jouaient à la belote. La radio, en arrière-fond, diffusait un bulletin d’information qui expliquait les progrès de l’Afrikakorps.

            Le haut-parleur suspendu à un pylône près de la baraque appela une série de noms de travailleurs convoqués à l’administration du camp.

            Castel reconnut le sien, écorché par l’accent rugueux du speaker. Il rangea ses provisions dans son placard et prit le chemin de la place d’appel, près de laquelle se tenaient les bureaux de la direction du camp. Une file de STO attendait devant la porte. Pour la plupart d’entre eux, il s’agissait de subir les remontrances de la Schreibstube pour des infractions bénignes au règlement. Mais Castel ne se souvenait de rien de tel. Il patienta, inquiet.

            Lorsque son tour fut venu, on lui remit une enveloppe verte de télégramme, tamponnée par les postes française et allemande. Il lut l’en-tête avant de déchirer l’enveloppe. Le message provenait du bureau des PTT de la rue Saint-Antoine, à Paris.

            C’était donc son oncle qui lui annonçait une nouvelle, de façon urgente ?

            « Notre petite Odette est morte. »

            La signature était de Gilberte, la femme de Louis, l’oncle de Castel. Odette était leur fille, née en 1940.

            Castel lut et relut le texte laconique. Il n’avait pas beaucoup connu la fille de Louis, mais déjà, une idée avait germé dans son esprit. Qui, au camp, connaissait Odette, Louis ou Gilberte ? Personne, rigoureusement personne !

            Castel revint sur ses pas, pénétra dans la baraque de l’administration et demanda une entrevue avec Gustav Andlauer, le responsable des travailleurs STO. Il lui fut répondu qu’on ne pourrait le recevoir que le lendemain.

            Castel passa une soirée très agitée et ne trouva le sommeil que tard dans la nuit. Il était anxieux et en même temps excité par la nouvelle de la mort d’Odette.

            À 8 heures, le lendemain matin, la place du camp était noire de monde. On attendait les camions transportant les STO jusqu’aux usines où ils étaient affectés. Mais Castel regardait de loin ses camarades. Il s’abritait de la pluie sous l’auvent du bureau du commandant.

            Lorsque le camp fut vide, Gustav Andlauer reçut enfin Castel. C’était un homme assez jeune, et son maintien, très décontracté, était éloigné de la traditionnelle rigueur germanique. Il parlait très bien français et avait le grade de Hauptmann. Une blessure en Libye lui avait valu d’être affecté à l’arrière et, depuis avril 1942, c’était lui qui dirigeait la vie quotidienne des deux mille STO hébergés dans le camp.

            Castel le salua et annonça son nom, ainsi que son numéro matricule.

            — Que voulez-vous ? demanda Andlauer, affable.

            Castel lui tendit le télégramme. Andlauer le lut, puis présenta ses condoléances.

            — Odette ? Qui est-ce donc ?

            — Mais… c’est ma fille !

            Andlauer invita René à s’asseoir. Il s’enquit auprès de lui : que pouvait-il faire ?

            — Eh bien, je voudrais retourner en France, oh, pas pour l’enterrement, il est trop tard, non, mais pour ma femme…

            — Gilberte ?

            — Oui, Gilberte, elle doit se sentir seule, vous comprenez cela, n’est-ce pas ?

            Andlauer hocha la tête. Il hésitait. Les permissions étaient strictement réglementées, en raison des évasions fréquentes ; en France, le gouvernement de Vichy venait de promulguer la loi sur le STO, transformant le recrutement volontaire en enrôlement forcé. Mais Castel était venu travailler en Allemagne de son plein gré, ne fallait-il pas lui faire une faveur ?

            — Bien ! Je vous accorde une semaine. Deux jours pour l’aller, deux jours pour le retour, il vous en restera trois sur place, acceptez-vous ?

            Castel remercia chaudement et regagna son baraquement, avec en poche l’autorisation de circuler sur le territoire allemand. Il était heureux. Il vida son placard, rangea ses quelques vêtements dans sa valise, puis se dirigea vers l’arrêt du tram. Une heure plus tard, il était à la gare et attendait l’express Berlin-Paris.

            Le voyage fut long. Castel eut pour compagnons des troufions de la Wehrmacht qui rejoignaient leurs unités stationnées en Normandie. Son allemand rudimentaire lui permit de lier conversation. Banalités. (Krieg gross malheur, etc.)

            Au contrôle d’entrée en France, il présenta son ticket, son Ausweis et sa permission.

            Il eut du mal à reconnaître la gare de l’Est, décorée de drapeaux frappés du svastika. Il courut s’accouder au comptoir d’un bistrot et sirota paisiblement un petit rouge. Félicité. Encore un que les Boches auront pas ! murmura le loufiat, en servant un deuxième verre.

            Castel avait une semaine. Passé ce délai, il serait en situation irrégulière. Une semaine, c’est plus qu’il n’en faut pour disparaître.

            Au camp, il avait connu un STO du nom de Jubienet. Un combinard qui n’avait signé son engagement que pour échapper à la gendarmerie de son village, qui lui cherchait des poux dans la tête en raison de ses petits trafics. Jubienet avait disparu, lui aussi, au cours d’une « permission », six mois plus tôt. Il pensait que les gendarmes de Gourin l’avaient oublié.

            — Tire-toi de ce merdier ! disait-il souvent à René, tu viendras avec moi en Bretagne ! Y a quand même autre chose à faire que de fabriquer des avions pour les Boches, quoi merde !

            Castel ne prêtait qu’une oreille distraite aux jérémiades de Jubienet mais, lorsque celui-ci eut disparu, il envisagea la question sous un angle différent…

            Oui, René était bien de cet avis, « il y avait autre chose à faire que de fabriquer des avions pour les Boches » ! Il avait vite déchanté après la signature de son contrat. De plus, la nouvelle du départ de sa femme lui avait porté un coup au moral. Entre un mari absent et la vie facile promise par un négociant en vin du Bordelais, vieux mais riche, la femme de René n’avait pas tardé à choisir : elle avait abandonné Castel à ses moteurs de Messerschmitt…

            D’un train à l’autre, Castel ne fit qu’une brève halte à Paris. Le soir même, il reprenait la route, et débarquait à Gourin le lendemain matin.

            Jubienet lui avait donné les coordonnées d’un bistrot, dans le centre-ville. Le patron était un ami, on pouvait compter sur lui.

            — Jubienet ? Ah, non, il est pas là…

            Le ton était méfiant, mais Castel loua cette prudence.

            — Je peux lui laisser un message, peut-être ?

            Il griffonna quelques mots sur un carnet publicitaire Picon et sortit au-dehors. Il ne lui restait que quatre jours. Il fallait trouver une chambre d’hôtel, patienter, et prier pour que Jubienet ne se soit pas évanoui dans la nature couleur feldgrau.

            Les deux jours suivants, René monta sa faction dans le bistrot de l’ami. Le troisième enfin, Jubienet fit son apparition, descendant d’une Peugeot à gazogène. Il fondit sur Castel, qu’il étreignit vigoureusement. Les premières effusions terminées, on en vint aux choses sérieuses.

            — Bon, tu veux bosser avec moi ?

            — Ben oui, je crois, mais j’ai pas de papiers…

            — Te bile pas pour ça, les papiers, ça se trouve. Mais tu sais, si tu bosses avec moi, des fois, y a des risques !

            En quelques mots, il détailla ses multiples activités : marché noir en tous genres, victuailles, faux tickets de rations et, pour se couvrir, de temps en temps, ravitaillement des maquis.

            — On peut pas prévoir l’avenir, tu piges ? On file deux ou trois jambons aux maquisards, trois douzaines d’œufs, et on est peinards… À part ça, bas de soie pour les gretchen, cognac pour les officiers, y a du beurre à se faire.

            Castel approuva. Autant ne pas se casser la tête. Jubienet le fit monter dans la Peugeot, mit en marche le gazogène et, deux heures plus tard, ils s’arrêtaient dans la cour d’une petite ferme. Ils montèrent sous les combles, et Jubienet ouvrit une malle remplie de vieux vêtements. Une dizaine d’Ausweis étaient dissimulés sous une pile de jupons flétris.

            — Vise un peu le boulot, mon pote ! Cachet de la kommandantur et tout ! Bon, maintenant, t’es plus Castel, tu t’appelles « Beurzec », t’es garçon de ferme, tu crèches ici, c’est mes beaux-parents… T’as pas de photo d’identité, évidemment ?

            À Gourin, Castel alias Beurzec posa devant l’objectif d’un copain de Jubienet. Le lendemain, il était en possession d’un jeu de faux papiers qui le garantiraient contre les contrôles de la Feldgendarmerie.

            Durant six mois, Castel/Beurzec sillonna le Morbihan en compagnie de l’entreprenant et astucieux Jubienet. Il connut les joies de la combine, du système D et, la nourriture saine aidant, se refit une santé. L’andouille grasse, le jambon, la vieille goutte et le fromage crémeux trônaient sur la table des deux compères à chaque repas.

            Ils passaient leurs journées, et parfois leurs nuits, à courir de ferme en ferme, achetant des cargaisons de beurre et de viande pour les revendre à prix d’or aux commerçants de Lorient, de Saint-Nazaire et de la région.

            Un jour, Jubienet chargea des boîtes de conserve dans la cabine de la Peugeot, y ajouta une centaine de paquets de tabac et entraîna Castel jusque dans la forêt de Rosporden.

            Sur une route vicinale, au coin d’un calvaire rongé par la mousse, deux hommes vêtus de canadiennes attendaient. La marchandise fut transvasée rapidement. Une carriole tirée par un âne s’enfonça dans les sous-bois.

            — C’est pour le commandant Leguilvec ! dit Jubienet, celui-là, il veut faire le mariole, mais les fridolins vont pas tarder à le choper !

            Au retour, la Peugeot fut stoppée par une patrouille de la Feldgendarmerie. Jubienet montra son Ausweis, imité par Castel. Le soldat déchiffra les noms et compara les photos aux visages des occupants de la camionnette.

            — Alles gut ! dit-il en rendant les papiers.

            — C’est ça, mon con, alleusse goute ! ricana Jubienet, en embrayant.

             

            Ainsi Castel vécut-il, insouciant, rassasié de bonne chère, six mois durant. Il occupait une chambre dans la ferme des beaux-parents de son copain et, de temps à autre, aidait aux travaux des champs, qui ne lui étaient pas inconnus. Il était pleinement satisfait. Sa vie n’avait plus rien de commun avec l’existence loqueteuse des STO, ni même avec les contraintes de l’usine, du temps d’avant la guerre. Il envisageait l’avenir avec confiance.

            Un après-midi, il faisait la sieste sur son lit, dépenaillé, gavé de cochonnaille, lorsque Jubienet le tira de sa somnolence en le secouant vigoureusement.

            — Qu’est-ce qu’y s’passe ?

            — Un coup du tonnerre ! J’ai un pote qui me propose une cargaison de pneus neufs, pas des rechapés, hein, des neufs ! Trois cent cinquante ! Rien que ça ! Y en a pour une fortune, on va les fourguer à Paris, ici personne a de bagnole, mais à Paname on est sûrs de faire un tabac !

            — Où qu’y faut les prendre ?

            — Cette nuit, au calvaire de la Maison-Blanche, à cinq bornes de Lorient !

            — Eh, mais c’est plein de Boches, là-bas ! D’où qu’y viennent, tes pneus ?

            — Ben, des Boches, pardi ! C’est un mec de la Wehrmacht, qui bosse au garage des officiers. Il en a détourné tout un wagon, mais il sait pas comment les écouler. Alors, y vend. C’est pas une affaire à louper !

            — C’est risqué, non ?

            — Un peu, mais t’imagines le bénef ? On met un paquet de côté, et on se paye une bonne tranche à Paris !

            Castel était d’une nature craintive et peu aventureuse. Il avait un Ausweis, de quoi bien bouffer en attendant la fin de la guerre, il ne demandait pas plus. Mais cette tranquillité, il la devait à Jubienet, à son art de la combine. Il ne pouvait donc refuser de participer au trafic…

            La nuit était déjà tombée depuis longtemps lorsqu’ils se mirent en route. Jubienet avait dégoté un camion Panhard pour transporter les pneus. Un tel volume ne serait pas entré dans l’habitacle de la Peugeot.

            Il pleuvait doucement, et un vent pernicieux soufflait à travers la campagne. Ils croisèrent plusieurs convois militaires sur la route de Lorient, mais aucun barrage.

            — Regarde ! Tu vois, en haut de la côte ? La croix. C’est là qu’y nous attend, le frisé ! Nom de Dieu de nom de Dieu, trois cent cinquante pneus !

            Castel observait le calvaire se détachant nettement dans la nuit dans la clarté de la lune.

            Georg Staffner attendait dans le camion. À ses côtés, le visage tuméfié de coups, le magasinier du garage de la Wehrmacht sanglotait doucement.

            Staffner avait un Lüger armé posé sur ses genoux. Dans le camion, sous la bâche, une dizaine d’agents de la Gestapo retenaient leur souffle.

            Le magasinier avait vu surgir dans l’après-midi deux hommes de Staffner, qui avaient demandé à voir ses registres. Une demi-heure plus tard, ils savaient à quoi s’en tenir sur l’honnêteté du pauvre type. Ils le rouèrent de coups de bâton.

            La veille, un groupe de maquisards avait forcé un barrage, près de Rosporden. Ils avaient pu s’enfuir en faisant le coup de feu avec les soldats, mais ils avaient abandonné leur voiture, une traction avant Citroën, à bout de souffle, mais dont les pneus étaient neufs, et de fabrication allemande, ce qui avait intrigué Staffner. Il n’avait pas fallu beaucoup de temps pour remonter la filière : le magasinier revendait le produit de ses rapines au plus offrant, et un train de pneus avait abouti (par quel détour ?) entre les mains des résistants.

            Il avait avoué son trafic sans trop se faire prier, et avait « donné » son prochain commanditaire, un certain Jubienet, à qui il devait livrer une cargaison le soir même.

            Staffner tapotait nerveusement la crosse de son Luger. Il comptait fermement arrêter cette crapule de trafiquant qui ravitaillait les maquisards, sans doute. Quant au magasinier, il n’allait pas tarder à être muté dans une compagnie disciplinaire, sur le front russe.

            Jubienet conduisait avec adresse. Il stoppa le Panhard à une centaine de mètres du camion allemand. Un appel de phares, deux coups brefs, un coup long.

            — Que fait-il ? demanda Staffner.

            — Il guette un signal…

            — Mais, qu’attendez-vous pour lui répondre ?

            Le magasinier actionna la manette de commande des lanternes, reprenant le signal de Jubienet.

            — Tout va bien, dit celui-ci, on y va !

            Il démarra, et vint se garer parallèlement au camion allemand. Mais le visage qu’il aperçut à travers la vitre n’était pas celui attendu. Jubienet reconnut immédiatement le sinistre Staffner, responsable régional de la Gestapo. Il embraya, fit gémir la boîte de vitesses et lança le Panhard sur la route, écrasant la pédale de l’accélérateur. Des coups de feu claquaient derrière. Castel secouait la tête, incrédule, les yeux exorbités de terreur.

            Une voiture de la Gestapo avait bondi sur la route, la barrant. Jubienet ferma les yeux et fonça. La tôle se froissa avec un bruit déchirant, mais le Panhard, massif et rapide, avait fait basculer la voiture allemande dans le fossé. Une balle atteignit un des pneus arrière, et Jubienet sentit la direction lui échapper.

            — Merde de merde, on va se faire choper ! C’est trop con !

            Il bloqua la pédale de l’accélérateur avec une clé anglaise.

            — Faut sauter, il fait nuit, ils poursuivront le camion !

            Il poussait René vers la portière droite, l’ouvrant à la volée. Castel fit malgré lui un roulé-boulé sur le bas-côté et Jubienet lui atterrit dessus.

            — Vite, allez, viens !

            Déjà, ils couraient, à travers champs, vers un bout de forêt distant d’une centaine de mètres.

            Staffner avait aperçu les deux silhouettes s’éjecter de la cabine. Il courut dans leur direction, tirant au jugé. Il fallut quelques secondes aux autres gestapistes pour réaliser que les occupants du Panhard n’étaient plus dans le camion qui venait de s’encastrer dans un tronc d’arbre.

            Une rafale de Schmeisser retentit dans le champ. Jubienet et Castel galopaient à perdre haleine ; la lisière de la forêt devenait plus nette.

            Staffner s’était immobilisé. Il posa un genou en terre, tendit les bras et visa posément, maîtrisant son souffle rauque. Sa première balle toucha Jubienet en plein milieu du dos.

            Castel vit son copain s’effondrer en grimaçant. Il se retourna à demi, sans cesser de courir. Le bois n’était plus qu’à dix mètres. En deux foulées, il s’élança, se déchirant les mains en écartant les ronces.

            Il passa la nuit dans la forêt. La pluie l’avait trempé jusqu’aux os. Il apercevait le pinceau des projecteurs balayant la campagne. On était à sa recherche. Il s’endormit, épuisé, sous une énorme pierre penchée. Grelottant, au petit matin, il reprit sa marche. Sale, couvert de mousse et de boue, il ne se faisait pas d’illusions… Il n’avait nulle part où aller. Sa planque chez les beaux-parents de Jubienet était devenue inutilisable.

            Il se fit cueillir une heure plus tard par une patrouille motocycliste. Résigné, il leva les bras en l’air. L’occupant du side-car descendit et, braquant sa mitraillette sur Castel, le fit asseoir à sa place. René fit une entrée remarquée dans Lorient, ainsi escorté par le motard et son second, juché sur la selle arrière.

            Staffner l’accueillit dans les locaux de la kommandantur. Castel apprit la mort de Jubienet ; la balle de Staffner avait déchiré le poumon et provoqué une hémorragie interne. Son corps reposait dans un coin de la pièce où l’on avait amené Castel. Les vêtements étaient imbibés de sang coagulé, et le visage s’était crispé dans la douleur.

            Castel fut fouillé. On lui ôta ses lacets, sa ceinture, on lui prit ses papiers, puis on l’enferma dans une cellule, au sous-sol. Une bonne partie de la matinée s’écoula avant que Staffner ne réapparaisse.

            Il tenait l’Ausweis de Castel à la main et souriait de toutes ses dents. Recroquevillé dans un coin de la cellule, assis sur le ciment glacé, René fixait, hébété, cet homme vêtu de l’inquiétant manteau de cuir noir.

            — Cher monsieur « Beurzec » ! Vous êtes peut-être un expert en marché noir, mais vous ne valez pas un clou pour ce qui est des faux papiers…

            Il s’était accroupi auprès du prisonnier et agitait l’Ausweis fourni par Jubienet.

            — Trafiquant ! hurla-t-il. Vous aidez la Résistance !

            Affolé, Castel bégaya, niant avoir des contacts avec les maquis.

            — Votre vrai nom ?

            Staffner l’avait saisi au revers de sa veste et lui cognait la tête contre le mur.

            — Castel… René Castel.

            — D’où venez-vous ? De Londres ?

            — Non, oh non ! Je, je suis évadé… !

            — Kriegsgefangener ? Prisonnier de guerre ?

            — Non ! Je me suis sauvé d’un camp du STO ! Staffner demanda le nom du camp. Castel fournit toutes les indications. Quelques minutes plus tard, Staffner obtenait la communication en ligne directe avec le Hauptmann Andlauer.

            Castel n’avait pas menti. Il s’était enfui en profitant d’une permission. Staffner revint dans la cellule. René claquait des dents, totalement horrifié.

            — Ainsi donc, monsieur « Beurzec », vous trahissez notre confiance ? Le Reich vous offre un travail, et vous, vous vous sauvez pour faire du marché noir ?

            Staffner avait saisi le menton de Castel. De l’autre main, il lui appliquait de petites gifles sur la joue. Sa voix était doucereuse, insinuante.

            — Les camps du STO ! Savez-vous, monsieur « Beurzec », que le Reich dispose d’autres camps, bien plus durs ? Où l’on expédie les récalcitrants dans votre genre…

            Castel ne réagissait plus. Il se souvenait des prisonniers squelettiques du camp de Sachsenhausen, qu’il côtoyait quotidiennement, dans l’usine de la Luftwaffe.

            — C’est dans un de ces camps que je vais vous envoyer !

            — Non ! Oh non !

            — Vous connaissez ? ricana Staffner. C’est une bonne chose ! Si nous parlions des maquisards que vous ravitaillez ?

            — Je ne connais pas de maquisards, je vous le jure !

            — Vraiment ? Et les pneus, à qui étaient-ils destinés ?

            — Pour Paris !

            — Un réseau, à Paris ?

            — Non, du marché noir, simplement…

            Castel reçut une volée de coups de botte dans les côtes. Le pied de Staffner s’écrasa contre son nez.

            — Parle, imbécile !

            Castel se redressa et apaisa Staffner d’un geste de la main. Il expliqua qu’il n’était que l’associé de Jubienet, et qu’il ne savait pas grand-chose sur les trafics de ce dernier.

            — Écoutez, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’à Kertivy, c’est à quelques kilomètres de Gourin, l’instituteur est dans la Résistance.

            — Comment s’appelle-t-il ?

            — Ah ça, je ne sais pas…

            Staffner sourit. Il hocha la tête, et aida Castel à se relever. On amena une chaise et un broc d’eau.

            — Je vais vérifier si vous n’avez pas menti. Attendez, Je ne serai pas ingrat.

             

            Le camion s’arrêta devant l’école. Staffner, dans une voiture de la Gestapo, dirigeait le détachement. Les soldats encerclèrent le bâtiment.

            Dans l’unique salle de classe, Jean Perduis calma la bande de gamins boutonneux qui s’agitaient sur leurs pupitres. Les hommes de Staffner avaient envahi la maison attenante à l’école.

            Dans le grenier, ils découvrirent toute une famille juive, terrorisée. Staffner fit monter tout le monde dans un camion, et installa Jean Perduis à ses côtés, dans la voiture.

            Léo Goldberg travaillait dans le Sentier, à Paris. Pressentant des temps difficiles, il avait entraîné les siens à la campagne, suivant une filière fournie par un réseau d’entraide catholique. C’était juste avant la grande rafle du Vel d’Hiv. Sarah, sa femme, Isaac, son fils, et Judith, sa fille, ainsi que lui-même, vivaient là, terrés, depuis des mois.

            Le convoi fila vers Lorient, et l’on débarqua les prisonniers pour les incarcérer dans des cellules distinctes, à la kommandantur.

            — Bravo, monsieur « Beurzec », s’écria Staffner, en pénétrant dans celle où était détenu Castel. Nous allons pouvoir considérer votre cas avec indulgence…

            L’instituteur Perduis fut torturé atrocement. Brisé, il finit par donner le nom d’un contact qu’il avait dans le maquis de Leguilvec. Le lendemain, tout un pan du réseau s’effondrait, et Leguilvec eut beaucoup de peine à colmater les brèches et à rétablir un cloisonnement efficace.

            Durant toute la durée des interrogatoires, Castel demeura isolé, au secret. On lui donnait régulièrement à manger. La nuit, il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les hurlements des résistants interrogés par la Gestapo.

            La famille Goldberg occupait une cellule unique, un peu éloignée de celle de René. Le père était effondré, et marchait le dos voûté, le regard indifférent. La mère semblait conserver plus de force de vie, sans doute pour ses enfants. Castel les voyait passer devant lui, lorsque la sentinelle les accompagnait jusqu’aux W. -C. Isaac, le fils de Léo, était un garçonnet blond, assez gai. Il taquinait sa sœur, qui se rebellait contre ses moqueries. Castel écoutait leurs conversations, étouffées par la distance. Seuls les rires étaient clairs.

            Le matin du troisième jour, la famille Goldberg fut extirpée de sa cellule et des soldats les emmenèrent. Castel les vit disparaître à l’angle du couloir. Seul Isaac devait survivre.

            Peu après le départ des Goldberg, un des adjoints de Staffner vint chercher René et lui fit traverser le dédale des couloirs de la kommandantur jusqu’au bureau du chef.

            — Ah, mon cher Castel, asseyez-vous donc ! Je tiens à vous remercier ! Si, si ! Grâce à vous, nous avons démantelé une partie du réseau terroriste de la région. Nous allons vous réexpédier en Allemagne, dans votre camp. Nous passons l’éponge sur votre évasion… Vous avez sauvé des vies allemandes !

             

            Une semaine plus tard, une voiture de la Gestapo franchissait le poste de garde du camp dirigé par Gustav Andlauer. Les menottes aux mains, Castel en descendit et fut conduit devant le responsable du camp.

            Andlauer le toisa furieusement. L’agent de la Gestapo lui remit un rapport détaillé concernant les « services » rendus par Castel. Un double de ce rapport avait été conservé et archivé à la kommandantur de Lorient.

            Castel réintégra sa baraque, et on se pressa autour de lui. Il fit le récit de son aventure, en transformant certains détails. Il inventa ainsi une histoire rocambolesque, expliquant qu’il avait été « piqué par les Boches », lors d’un contrôle dans le métro, à la station République…